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ÀAmsterdam. (Photos de Sam Elony)

Des bonnes adresses, des photos et l’histoire de Camille à découvrir dans la rubrique PAGES.

CAMILLE À AMSTERDAM 12.

Publié par Anonyme in L’HISTOIRE DE CAMILLE.

Tamara de Lempicka, Delaunay, Klimt… 

 

_ Ne t’affoles pas, sourit Willem, tout en terminant de dresser la table. Ce ne sont que des  gravures ou des lithographie. 

_ J’aime beaucoup. Il y a de jolies choses, aussi, chez mes parents mais la décoration n’est là que pour l’esbroufe. Toi, tu aimes ça, c’est évident.

 

Il aime aussi l’élégance et la sobriété des meubles art-déco qu’il marie à quelques pièces étonnantes du designer néerlandais, Marcel Wanders. Un style dépouillé mais sans austérité. Comme chez Yvonne. Comme la plupart des intérieurs du quartier Joordan que les fenêtres nues donnent à voir. 

 

Jan surgit du hall d’entrée où il accrochait son manteau. Il est en short, une fois de plus, et je m’étonne.

_ Nous somme près du grand Nord, presque des vikings, plaisante-t-il.

Une fois de plus, je reste en vigilance constante pour ne rien perdre de son élocution véloce.   _ Installez-vous, les amis.

Nous obéissons à l’injonction de Willem et gagnons la table ronde qui domine le Prinsengracht.

_ Willem m’a dit que tu faisais de la photo ?

A peine assis, Jan plante son regard azur dans le mien.

_ En amateur précisé-je aussitôt. Je ne suis pas une technicienne de la photographie. Je fonctionne à l’instinct et l’émotion prime le plus souvent dans ma façon de faire…

_ Tu as l’œil, tranche-t-il.

_ Comment peux tu le savoir ?

_ J’ai consulté ta page Facebook. Tu es amie avec notre hôte et avec Yvonne. Ta photo de profil n’est pas une vue de Lille ; ni un chaton ;  tu n’as pas pris de pseudo et ta page est ouverte à tous. C’était facile.

Je l’ai dit, je suis franche et directe et je n’aurais aucune hésitation pour lui dire que seule mon incompétence vis à vis des réseaux sociaux permet à un inconnu d’accéder si facilement à mon univers virtuel mais une pizza glisse dans mon assiette et me laisse sans voix.

_ Je sais, dit Willem. Tu attendais une soupière en argent d’où s’échapperait un délicat fumet mais on ne peut pas être raffiné dans tout les domaines. Je déteste cuisiner. 

 

La surprise détend l’atmosphère et les conversations s’enchaînent tout au long du repas. L’anglais domine, la langue de Molière se  glisse parfois dans l’échange et le néerlandais s’impose entre les deux hommes. 

Par habitude.

Je profite de ces courts moments d’indélicatesse pour laisser mon regard vagabonder dans l’appartement. Ma chambre est là, juste en dessous, et l’absence de cet espace privé double  la surface du séjour de Willem par rapport à mon appartement. Un escalier en colimaçon laisse apparaître les premières rangées d’un mur rempli de livres. Je devine un canapé, le lieu de détente auquel nous n’aurons pas accès. J’imagine la chambre et la salle de bain qui complète l’étage. Afin d’éviter toute intrusion dans cette sphère privée, un autre lieux d’aisance est prévu dans le hall d’entrée. 

_ Tu as des infos sur les photomatons que nous avons trouvé chez Yvonne ?

Willem a remarqué ma fuite oculaire et recentre le débat.

_ Cet homme n’est pas le réparateur de la machine, annonce Jan avec solennité. J’ai donné des coups de fil, envoyé sa photo mais les archives sont restées muettes. L’un de mes potes a suggéré que ces carrés de celluloïds pouvaient répondre à la commercialisation des cabines automatiques : « le vendeur qui se prend en photo pour démontrer l’efficacité de sa machine » Mais ca ne colle pas. 

_ Pourquoi ? 

Nous nous sommes interrogés en chœur.  

_ Pour les mêmes raisons de fichiers professionnels où cet homme n’apparaît nulle part.

_ L’entreprise n’existe plus, tenté-je.

_ Tu peux me croire, Camille. Mes copains collectionneurs savent où chercher et je suis persuadé que cet homme ne travaillait pas dans une firme liée aux photomatons. D’autre part, comme je l’avais suggéré lors de notre première rencontre, la cabine qui lui sert de studio photos est toujours la même : celle de la gare d’Amsterdam. Dés que j’ai vu les clichés, j’ai repéré un défaut  ; en haut, à gauche ; dans l’angle de l’armature métallique. Il manque un morceau qui n’a jamais été remplacé et tu reconnais ce détail sur toutes les photos prises dans ce lieu. 

Mon évidente admiration est à l’unisson de la fierté de Jan.

_ Je peux te raconter l’histoire du photomaton, si tu veux ? dit-il.

Willem fronce les sourcils et tente, par cette mimique, d’invoquer mon refus mais je cède. 

A tort. L’exposé a duré plus d’une heure…

 

En substance, différents brevets correspondant au procédé de photographie automatique sont  déposés dés la fin du 19ième siècle. Les clichés sont de mauvaises qualités et la présence d’un technicien s’impose encore mais les appareils s’améliorent au fil des années. Il faut attendre 1925 pour qu’Anatol Josephewitz, un américain d’origine russe, propose un procédé simple, efficace et fiable : 25 cents, 8 photos de bonnes qualités en 8 minutes et 280 000 clients satisfaits qui pousse la porte de son studio newyorkais pour se faire tirer le portrait. Dans la foulée, un homme d’affaire acquiert les droits de la machine pour un million de dollars de l’époque et installent 120 cabines, baptisées Photomaton, dans les lieux publics des Etats Unis. Un succès immédiat .                 

 

_ Quand une invention entre en résonance avec la société, c’est bel et bien d’innovation dont il faut parler.

Jan conclut son récit par cette phrase et Willem ne parvient pas à dissimuler son impatience.

 _ Bien ! dit-il tout en débarrassant nos assiettes. Résumons : ce type n’est ni vendeur, ni démonstrateur. Dés lors, pour quelles raisons se tire-t-il le portrait pendant quarante ans ? Tu as compté le nombre de clichés ?

_ 445, annoncé-je.

_ Sans en avoir conscience, il était à « l’avant-garde »

Jan prononce ces deux derniers mots en français.

_ Après tout, poursuit-il, ce mec est très ordinaire. C’est la répétition du fait qui devient extraordinaire. Comme le selfie, de nos jours.

_ Le selfie, c’est vulgaire, intervient Willem. Je préfère évoquer l’interrogation de l’identité qui est l’un des thèmes récurrents de l’art contemporain : Wharol, Cindy Sherman…

_ Comme s’il essayait de se voir à chaque fois…, comme une première fois. 

J’ai lâché cette phrase sans même m’en rendre compte. Le joint, sans doute, que Jan a fait tourner juste avant le diner. 

_ Qu’est ce que tu veux dire par là ? demande ce dernier. 

Définitivement, nous ne gravirons pas l’escalier qui mène à l’étage du duplex pour nous installer dans le canapé. Il faudra se contenter de Mozart en sourdine et de ces chaises confortables où, chaque minute un peu plus, nos corps et notre pudeur se relâchent. Je raconte mon enfance, mes parents… 

_ Quand ton père et ta mère ne te regardent pas, conclu-je, tu n’existes pas et tu fais tout pour changer la donne. Tu fugues, tu te drogues, tu cesses de t’alimenter… Je n’ai aucune idée des soucis vécu par notre inconnu mais je pense qu’il cherchait quelque chose de ce genre dans la cabine de photographie automatique : savoir qui il était, où se voir tel qu’il rêvait d’être. 

_ Il y a quelques mois, rétorque Jan, j’ai lu un article sur l’expérience photomaton. C’était dans une revue belge de 1928. « Vous aurez beau faire le supérieur, l’original ou le singe… » cite-t-il de mémoire, « …, aucune image ne répondra, entièrement, à celle que vous aimeriez connaître de vous même » 

_ Rien ne vient combler le manque d’estime de soi, confirmé-je.

_ Tu es venue t’installer à Amsterdam pour cette raison ?

Le jeune hipster, soudain, prend des gants et ralentit son débit de paroles pour m’interroger sur un sujet qu’il devine sensible. Willem garde l’intérêt dans son regard alors qu’il connaît toute mon histoire. Alors, je fond.

Le cannabis aidant, je me lâche également… 

_ A trop vouloir contrer le mode de vie parental, j’ai planté la mienne à tout niveaux : professionnelle, amicale… Quant aux hommes, n’en parlons pas, je suis une vraie catastrophe. Je me fourvoie dans un rôle de sainte pour les estropiés de la vie, je demande des preuves d’amour par peur de l’abandon ou je me blinde afin d’éviter toutes souffrances à venir… Dans tous les cas de figure, je les pousse à fuir puis je me persuade de les avoir libérés de quelque chose.

_ Bon ! Je ne veux pas vous chasser mais il se fait tard.

 

Je ne comprend pas l’empressement soudain de mon voisin. Sur le plan de travail de la cuisine, une tarte aux pommes et trois tasses à café semblent attendre la suite mais je suis le mouvement et me lève de table. 

_ Tu veux de l’aide pour débarrasser ? 

Jan dépose une bise sur ma joue et Willem répond favorablement à ma demande tandis qu’il raccompagne le jeune homme. 

_ Doei !!

Le salut informel précède le claquement de la porte et Willem revient vers moi.

_ J’ai dit une bêtise ? m’inquiété-je face à son visage visiblement contrarié.

_ « Avec les hommes, je suis une catastrophe » Si tu voulais te griller au yeux de Jan, c’est réussi.

 Le sexagénaire tend le bras comme s’il tenait une lance et galope sur place.

_ Jeanne d’Arc qui court au bucher, développe-t-il.

Je ris, le temps de quelques secondes. 

_ Ne t’inquiètes pas. Ce garçon me paraît bien trop investi dans sa passion professionnelle. Tu as remarqué ses jambes qui s’agitent sans arrêt sous la table ? Il doit être hyperactif. Quant à ce look d’ado attardé…

Puis je me fige.

_ « Me griller aux yeux de Jan ? »  Tu m’as dit qu’il aimait les hommes.

_ Jamais de la vie ! Où as-tu été chercher de telles sottises ?  

 

 

J’ai les nerfs à vif.

Mes parents, on l’aura compris, m’ont dégoutés des égarements liés à l’apparence. Mon rapport à l’autre à le gout du penthotal afin d’éviter tout malentendu mais je fonce dans le décor à la première occasion. Non, Camille ! Un gay qui embrasse un autre homme pour le saluer n’essaie pas de te faire comprendre que ce dernier à la même orientation sexuelle que lui. A l’avenant, un hipster peut être une fashion victim au masculin mais pas, nécessairement, un homosexuel. Nous sommes en 2013… 

Résultat des courses, les semaines passent et je n’ai plus de nouvelles de Jan. 

Tu m’étonnes !

« Avec les hommes, je suis une vrai catastrophe »

Comme entrée en matière sentimentale, on fait mieux. 

J’aurais pu répondre d’une manière plus globale, lui dire que je vis avec mes frustrations d’enfance et que j’utilise ce manque d’estime comme une force pour le remplir autrement. 

Par la photographie, par exemple. De ce fait, nous serions revenus au sujet prédominant de la soirée qui se serait prolongée d’une manière différente. 

 

Va savoir…  

 

Willem m’a proposé le numéro de téléphone de Jan mais je préfère laisser filer le temps et un jour pousse l’autre jusqu’au  mois de mars. 

Il pleut fréquemment. Les averses brouillent la surface des canaux, fouettent le bois des barques et rincent les pavés. Une alliance phonème, un bruissement qui se faufile par la fenêtre entrouverte, glisse dans le silence de mon appartement et m’évoque l’écran d’une chaine de télévision qui n’émet  plus que le son. 

Mais j’aime cette musique et je garde mon enthousiasme pour cette ville malgré le temps. A l’extérieur, j’apprend à tenir mon parapluie tout en pédalant. Quand l’ondée se fait plus forte,  j’immobilise ma cape de pluie entre mes mains et le guidon, pour rester au sec. Une véritable amstellodamoise que rien n’arrête. 

Chaque soir, je retourne la boite aux trésors sur le parquet. Comme Jan, j’étale les épreuves dans l’ordre et je me livre toute entière à l’investigation. 

Qui est cet homme ?

Quelques photos le montre renfrogné, pensif ou sévère mais il semble heureux la plupart du temps. Il s’affiche en costume cravate, en blouson de cuir et nœud papillon, parfois plus décontracté avec un pull jacquard et, de temps à autre, un chapeau couvre sa tête. Au verso de certain cliché, j’ai trouvé des dates qui confirme la période  annoncée par jan. Quarante précision calendaire, une par an qu’il note au hasard des mois écoulés : 2 /4/53, 21/6/54 …

Mon téléphone portable sonne et me fait sursauter.

_ Bonsoir, c’est Jan. Je suis au café d’en face, au ‘t smalle. Tu me rejoins ? 

Il raccroche sans attendre de réponse.

 

Là, maintenant, tout de suite ! 

Décidément, la promptitude est sa marque de fabrique.